Tribune du Journal « Le Monde »

Mardi 24 septembre 2019

Par : Marie Dosé, Henri Leclerc, Gérard Tcholakian, avocats à la Cour

« Qu’attend la France pour rapatrier les enfants et leurs mères détenus au Kurdistan syrien ? »

Selon Jean-Yves Le Drian, il serait risqué pour le personnel de l’Etat d’aller chercher des mineurs et leurs mères dans les camps du Kurdistan syrien. « Une fable », s’insurgent trois avocats de familles concernées dans une tribune au « Monde ».

Tribune. Le 16 septembre, le journal Le Monde révélait que plusieurs familles françaises dont les enfants et petits-enfants étaient détenus dans des camps de déplacés au Kurdistan syrien avaient déposé plainte devant la Cour de justice de la République (CJR) contre Jean-Yves Le Drian, ministre des affaires étrangères, du chef d’« omission de porter secours ».

Trois jours plus tard, le ministre déclarait : « C’est très difficile de rapatrier les enfants, je le dis d’ailleurs aux avocats, il faut à chaque fois négocier. Quand on a ramené les dix-sept personnes [orphelins ou mineurs isolés rapatriés au cours des derniers mois], nous avons emmené quelques collaborateurs sur place, ils ont eu du mal, ils ont même risqué leur vie pour rapatrier ces enfants-là. »

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Le délit d’« omission de porter secours », prévu et réprimé par l’article 223-6 du code pénal, est constitué dès lors qu’un justiciable s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours.

Et l’on comprend mieux, à la lecture de cet article, pourquoi M. Le Drian tente de faire accroire que ses collaborateurs « risqueraient leur vie » en rapatriant ces enfants. Mais qui les menacerait donc ? Qui attenterait à leur vie au Kurdistan syrien en empêchant leur dessein de sauver des enfants ? Les Kurdes ?

« Ce sont vos concitoyens, ils ont des passeports français. Il faut assumer. La Russie, elle, a repris presque tous ses prisonniers », Abdulbasset Ausso, dirigeant de l’appareil judiciaire kurde

Rappelons également que les autorités locales kurdes ont publiquement dénoncé la frilosité du gouvernement français à rapatrier ses ressortissants en la personne d’Abdulbasset Ausso, dirigeant de l’appareil judiciaire kurde, en ces termes : « Ça ne peut pas durer éternellement, nous n’avons pas assez de place. Et ils nous coûtent cher ! Leur nourriture, leurs soins… Il faut bien s’en occuper. Et si on les juge, certains seront condamnés à un an de prison. Après, je les relâche où ? Ce sont vos concitoyens, ils ont des passeports français. Il faut assumer. La Russie, elle, a repris presque tous ses prisonniers, y compris ceux qui ont combattu. »

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La fable que nous conte le ministre des affaires étrangères n’a qu’un seul objectif : se protéger de toute responsabilité judiciaire. La France a une parfaite maîtrise du sort de ses ressortissants majeurs et mineurs dans les camps du Kurdistan syrien. Elle a ainsi, par exemple, interdit aux Kurdes de laisser entrer des grands-parents français venus visiter leurs petits-enfants détenus dans le camp Roj. Elle a, plus récemment, fait obstacle à la décision des autorités locales kurdes de remettre en liberté une Française, sur le point d’accoucher, dont l’état de santé était particulièrement préoccupant. Tenter de faire porter la responsabilité de la mise en péril d’enfants français sur les autorités kurdes relève d’un cynisme effroyable.

Des enfants meurent par dizaines

Depuis deux années, nous relayons chaque semaine au Quai d’Orsay l’état de santé désastreux dans lequel se trouvent ces enfants sans obtenir de réponse, et M. Le Drian a toujours refusé de nous recevoir.

« La France est une nation qui n’abandonne jamais ses enfants, quelles que soient les circonstances et fût-ce à l’autre bout de la planète », affirmait Emmanuel Macron, dans son discours des Invalides, le 14 mai. Et ces mots résonnent jusqu’en Syrie, où périssent des enfants français. Dans le seul camp d’Al-Hol, dans le nord-est du pays, 390 enfants sont décédés de malnutrition, de déshydratation, de gangrène ou de manque de soins à la suite de leurs blessures. Ces enfants carencés et profondément traumatisés ont enduré des températures avoisinant les 50 degrés sous leurs tentes de fortune tout au long de l’été ; ils ne supporteront pas, dans quelques semaines, le froid hivernal syrien.

Le 16 septembre, Abou Bakr Al-Baghdadi a diffusé un message audio de trente minutes, dans lequel il appelle ses partisans à chercher les femmes et les enfants détenus dans ces camps. « Comment un musulman peut-il continuer de vivre alors que des femmes musulmanes croupissent dans les camps de la dispersion et les prisons de l’humiliation ? », a-t-il asséné à l’attention de ceux qui lui sont restés fidèles en Syrie.

Qu’attend la France pour rapatrier ces enfants et leurs mères ? Qu’ils soient récupérés par les combattants d’Abou Bakr Al-Baghdadi pour grossir les rangs affaiblis de l’organisation Etat islamique (EI) et transformer ces enfants français en enfants soldats ou martyrs ?

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Le 11 septembre, dans une lettre ouverte, une quinzaine d’anciens professionnels de l’antiterrorisme et de la sécurité intérieure aux Etats-Unis et au Royaume-uni, parmi lesquels Javed Ali (ancien directeur pour le contre-terrorisme du Conseil national de la sécurité des Etats-Unis) et Brett H. McGurk (ancien envoyé spécial de Donald Trump au sein de la coalition internationale contre l’EI), ont assuré que le choix de laisser les adultes et les enfants dans ces camps créait irrémédiablement les terroristes de demain, leurs conditions d’incarcération et leur mise en péril faisant d’eux des martyrs et nourrissant le récit salafiste et djihadiste. Et de conclure à l’attention des Etats concernés : « Ne répétez surtout pas les erreurs du passé et brisez le cycle de la violence. »

Marie Dosé, Henri Leclerc et Gérard Tcholakian sont avocats à la Cour. Ils représentent des familles de femmes et d’enfants de djihadistes français détenus en Syrie.

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