29 septembre 2021 Par Maud de Carpentier de Mediapart
Deux familles étaient représentées mercredi pour une audience devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Ces parents demandent le rapatriement de leurs filles et de leurs petits-enfants, détenus dans les camps du nord-est de la Syrie par les Forces démocratiques syriennes. Leurs avocats visent à faire condamner la France pour traitements inhumains et dégradants.
Elles ont été nommées par leurs initiales pendant les trois heures d’audience. Et si le représentant du gouvernement français a dérapé et laissé échapper un nom et un prénom pendant quelques minutes, il s’est vite vu rappelé à l’ordre par le président de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Islandais Róbert Spanó. « Leur anonymat doit être garanti et absolu, ces femmes s’exposent à des violences dans ces camps si leur identité est révélée », explique d’emblée Marie Dosé, l’une des avocates des deux familles requérantes.
L’audience de ce mercredi 29 septembre, devant la plus haute institution juridique européenne à Strasbourg, était en tous points de vue, exceptionnelle. Il s’agissait pour les 17 juges européens de statuer sur l’obligation de protection et donc de rapatriement – ou non – par l’État français, de deux de ses ressortissantes, parties en Syrie en 2014 et 2015 rejoindre Daech, et détenues dans les camps de Al-Hol puis Roj, au nord-est du pays, administrés par les Forces démocratiques syriennes, et dirigés par les autorités kurdes. Elles y vivent avec leurs enfants, âgés de 2 à 7 ans.
La position du gouvernement français n’a pas changé depuis le début de l’affaire et de sa judiciarisation en avril 2019, avec un premier passage devant le tribunal administratif de Paris. Elle consiste à affirmer que la France n’a pas compétence à intervenir dans la zone nord-est de la Syrie, et qu’elle n’a pas obligation de rapatrier ses ressortissants.
François Alabrune, le directeur juridique du ministère des affaires étrangères a prévenu dès le début de l’audience : « Nous sommes conscients des droits humains qui sont au cœur de cette affaire mais les questions que la Cour doit trancher aujourd’hui sont juridiques. » Comme pour prévenir qu’il ne faudra pas s’attendrir des possibles déclarations de l’avocate Marie Dosé, défendant les familles de ces femmes, ni sur leurs conditions de vie.
Et si la Cour devait décider d’une obligation de l’État français à rapatrier, François Alabrune prévient : « Cela supposerait une forte extension territoriale de la Cour. Une telle démarche créerait un fardeau excessif pour l’ensemble des États membres. » Voilà l’argument principal de la France : une décision qui pourrait faire jurisprudence pour tous les autres ressortissants européens, et qui serait donc encombrante pour les 47 États membres du Conseil de l’Europe.
Sept pays membres étaient d’ailleurs représentés dans les parties tierces intervenantes, en soutien à la France : le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Espagne, la Norvège, le Danemark, la Suède et la Belgique. Avec des arguments semblables à ceux de la France. « La France
n’exerce pas de contrôle sur cette zone [de la Syrie], donc elle ne peut avoir d’autorité, ni agir sur le contrôle des personnes », a ainsi déclaré le Britannique James Eadie. Autre argument soutenu : cette décision d’obliger à rapatrier « irait à l’encontre de la souveraineté des États », selon la Néerlandaise Babette Koopman. Celle-ci déclare froidement : « Si une personne part de manière volontaire, et doit faire face à un mauvais traitement dans un pays étranger, cela ne justifie pas l’intervention de son pays pour que ses droits soient respectés. »
En d’autres termes : ces femmes ont choisi de partir dans un pays en guerre, elles doivent aujourd’hui assumer les conséquences de leurs actes.
Il faut mettre fin au continuum de violence auquel sont confrontés les enfants dans ces camps.
Dunja Mijatovič, commissaire aux droits de l’homme pour le Conseil de l’Europe
C’est pourtant là-dessus que les avocats Marie Dosé et Laurent Pettiti ont plaidé : en refusant de rapatrier ces femmes et leurs enfants, « la France viole ses obligations liées à la Convention européenne des droits de l’homme ». Ils ont invoqué tout au long de l’audience l’article 3 qui établit que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Maître Laurent Pettiti rappelant à la Cour que la France a connaissance des conditions de vie dans ces camps du nord-est syrien, ayant été alertée à de multiples reprises par le Conseil des droits, la Commission consultative des droits de l’homme ou encore par des ONG qui se sont rendues sur place. Marie Dosé a précisé que 62 enfants étaient morts dans ces camps selon l’ONG Save The Children, depuis le début de l’année 2021.
Une position soutenue par la Commissaire aux droits de l’homme pour le Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovič. La Bosnienne a en effet rappelé à la Cour que « depuis plusieurs années, des femmes et des enfants meurent dans ces camps. La chaleur y est insupportable l’été, l’hiver très rude, l’alimentation insuffisante, tout comme l’accès à l’eau, et aux soins. Il y a de la violence physique et psychologique ». Et la Commissaire aux droits de l’homme de conclure, implacable : « Le rapatriement est la seule manière de respecter les droits de l’enfant. Il faut mettre fin au continuum de violence auquel ils sont confrontés. Ces enfants n’ont pas à subir les conséquences des choix de leur mère. »
C’est incroyable qu’on soit obligés de venir jusqu’ici pour demander le rapatriement de ces enfants ! On parle d’enfants prisonniers ! Et nous sommes en 2021, vous trouvez ça normal, vous ?
Suzanne Lopez, membre du Collectif des Familles Unies
Pour Marie Dosé, qui suit le dossier de ces femmes depuis plus de deux ans, et qui s’est rendue en Syrie à deux reprises, si la France décide de ne pas les rapatrier, c’est un fait politique : « La France dit que ces opérations de rapatriement sont compliquées, pourtant ils en ont déjà fait et ont rapatrié 35 enfants lors de cinq opérations distinctes, et cela n’a pas posé de problème. La France dit qu’elle n’a pas autorité sur ce camp, pourtant lorsque je suis allée sur place, les autorités kurdes nous ont refusé l’accès, en disant que c’était une décision de la France. Tout cela sert à masquer un choix politique. » Selon l’avocate, « de plus en plus de pays sont en train de faire revenir leurs ressortissants : la Turquie, la Russie, les États- Unis, etc. Tous ont rapatrié environ 1 200 personnes. La France, l’Allemagne, la Norvège, en
ont rapatrié à peine 50. C’est une contradiction absurde. Alors que les autorités kurdes nous demande de les rapatrier ! »
Trois familles de Françaises détenues dans ces camps syriens étaient également présentes ce mercredi matin à l’audience. « C’est déjà pour nous une victoire d’être reçus ici », admet, ému, le père d’une des femmes dont la requête est examinée, au pied de l’immense escalier conduisant à la salle d’audience : « Cela montre qu’on est pris au sérieux. Moi, je suis justeun père de famille, qui réclame la justice pour sa fille. »
Marc et Suzanne Lopez, membres du Collectif des Familles Unies qui représente les grands- parents d’environ 200 enfants détenus en Syrie, étaient également présents. Suzanne Lopez, dont les quatre petits-enfants, âgés de 3 à 11 ans, sont toujours au camp de Roj, laisse éclater sa colère après l’audience : « Quand le gouvernement français dit qu’ils sont incapables de localiser nos filles et nos belles-filles, et que leur rapatriement serait compliqué, c’est un mensonge ! Moi je connais même le numéro de sa tente ! Donc eux aussi. Et quand ils disent que c’est dangereux ? C’est faux ! Des journalistes, des ONG, des avocats d’autres pays européens y vont. Même nous, on a pu y aller ! » La grand-mère lance, défiante : « C’est incroyable qu’on soit obligés de venir jusqu’ici pour demander le rapatriement de ces enfants ! On parle d’enfants prisonniers ! Et nous sommes en 2021, vous trouvez ça normal, vous ? »
Les 17 juges de la Cour européennes des droits de l’homme devraient rendre leur délibéré d’ici plusieurs mois.