« Je n’ai pas choisi cette vie, je n’étais qu’une enfant »

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Parmi les femmes encore prisonnières des camps kurdes, certaines ont été emmenées très jeunes par des parents radicalisés. Elles n’ont pas été rapatriées en priorité.

Nadia Sweeny (Politis)

Vous saviez qu’ils étaient extrémistes… Pourquoi, quand on m’a imposé le voile à 10 ans sous prétexte que j’étais pubère, vous n’avez rien fait ? J’étais qu’une gosse, merde ! » Ces quelques lignes couchées par Julia* en juin 2019 sur une feuille arrachée d’un cahier d’écolier sont adressées à sa famille et à la société française. La jeune femme, alors prisonnière à Al-Hol avec ses deux enfants, dit avoir été emmenée par le mari que ses parents lui ont choisi. « On m’a imposé de me marier à un extrémiste… Je n’avais que 17 ans. » Dans sa lettre, elle supplie la France de la reprendre : « Encore aujourd’hui, je dois subir. Je n’en peux plus de cette vie, je veux rentrer dans mon pays, je veux choisir ma vie maintenant, il n’est pas trop tard : je n’ai que 25 ans… » Un appel resté lettre morte, alors que l’une de ses deux filles présentait tous les signes d’une malnutrition sévère. Et puis, un jour, Julia s’est enfuie, évaporée dans la guerre.

La France a-t-elle manqué une énième chance de sortir une femme et ses enfants du bain radical dans lequel ils baignent depuis si jeunes ? Marie Dosé, avocate de nombreuses familles qui réclament inlassablement le rapatriement de leurs proches, propose cette analyse : « Beaucoup de femmes dans

les camps veulent rentrer, mais subissent la pression et la répression des plus radicales, qui réorganisent la puissance idéologique du groupe terroriste au sein des camps. » Un

phénomène connu des services de renseigne- ment, qui, rapport après rapport, détaillent par le menu la restructuration de la police des mœurs de Daech, imposant des sévices DELIL SOULEIMAN/AFP à celles qui oseraient évoquer leur souhait d’être rapatriées ou ne respecteraient pas les préceptes durs de la charia. L’urgence du rapatriement apparaît d’autant plus pressante.

Pour Linda*, prisonnière à Roj, la vie est une succession de chaos. Emmenée à 10 ans par ses parents, mariée à 13 ans à un combat- tant, elle est la seule survivante de sa famille. Les derniers sont morts à Baghouz alors qu’elle n’avait que 16 ans. Arrêtée par les Kurdes, elle veut rentrer en France, où sa famille ne cesse de réclamer son retour.«On discute avec elle via un téléphone clandestin environ une fois par semaine », explique son grand-père, qui multiplie les appels depuis des années pour que Linda soit rapatriée. Dans un courriel transmis en 2020 au ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, la famille en appelait à son humanisme : « Vous avez le pouvoir de sauver ces enfants si une once d’humanité existe en vous ! exhortait-elle. L’État fait la sourde oreille et ferme les yeux sur des enfants de “Daech”, “coupables” d’être nés au mauvais endroit, au mauvais moment. »

Contacté, le Quai d’Orsay refuse de répondre aux questions précises sur les dossiers évoqués et se borne à répéter que « la France s’est toujours efforcée de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants, qui, à la différence de leurs parents, n’ont pas choisi de rejoindre la cause d’une organisation terroriste ». En dépit de ces déclarations,

même les orphelins encore mineurs peinent à être rapatriés. Ce 5 juillet, lors du der- nier rapatriement organisé par la France, 35 mineurs faisaient partie du voyage. Parmi eux, 7 orphelins. Les jeunes majeurs comme Linda, désormais âgée de 19 ans, sont loin d’être une priorité pour la France. Nora*, 20 ans, « rêve d’un petit appartement et d’une vie normale », écrivait-elle en juin dans de brefs messages WhatsApp, avant de prévenir : « Je ne vais pas tenir longtemps ici. » Nora aussi écrit d’un téléphone clandestin. Née en France, elle a été emmenée à 15 ans. Mariée de force. Violée. Aujourd’hui maman et veuve, elle supplie la France. En vain.

Pour plusieurs femmes, la question des papiers génère de grandes inquiétudes : certains parents radicalisés originaires d’autres pays européens ou extra-européens n’ont pas demandé la nationalité française pour leurs filles nées en France et enlevées dans leur enfance. La France, qui rechigne déjà à rapatrier les orphelins de Daech, acceptera-t-elle de reconnaître ses responsabilités à l’égard de ces jeunes femmes ? La question de leur traitement judiciaire reste aussi un enjeu déterminant. Elles risquentune mise en examen pour association de malfaiteurs terroriste. Non pour s’être rendues sur place, mais pour y être restées, bien qu’elles aient été retenues par leurs parents. Parmi les 35 jeunes rapatriés le 5 juillet, Mourad*, emmené à l’âge de 10 ans et qui fêtait ce jour-là ses 18 ans, a été mis en examen. Linda veut rentrer mais a peur d’être jetée en prison. « Je suis marquée Daech », écrit-elle à sa famille. 

* Les prénoms ont été modifiés.