Des dizaines de Françaises, arrêtées début 2019, restent détenues dans ce camp du nord-est de la Syrie, avec 250 enfants.
PAR CÉLINE MARTELET
Elle marche lentement, comme perdue entre les tentes de ce camp de Roj qu’elle connaît pourtant par cœur. Inès (1), 14 ans, ne sait plus où aller depuis que sa copine Sofia a été rapatriée par la France au début du mois de juillet. Les deux adolescentes, survivantes de l’enfer de Daech, passaient leurs journées ensemble mais, le 4 juillet, Sofia, 17 ans, a eu le droit de monter dans un van, direction l’Irak pour prendre un vol pour Paris avec ses trois petits frères. Inès, elle, n’a pas eu cette chance. Les deux jeunes Françaises ont pourtant la même histoire : leurs mères ont été tuées début 2019 dans le dernier bastion de l’organisation État islamique à Baghouz (2), en Syrie. « Quand ils sont venus chercher Sofia, les Français qui étaient là m’ont dit : “On va revenir dans quelques jours.” Mais ils ne sont pas revenus, raconte Inès. J’ai pleuré pendant deux jours après leur départ. »
Toute la journée, l’adolescente reste dans une tente. Elle attend. « Quand je vois des gens nouveaux arriver en voiture dans le camp, je me dis qu’ils viennent nous chercher. Mais non », soupire l’adolescente. Elle s’est habituée au pire : vivre dans l’incertitude. Elle finit par lâcher : « Moi, je me dis que c’est mort, personne ne va venir pour nous ramener en France. Ils vont me laisser là. » Au bord des larmes, elle se reprend immédiatement, comme pour s’interdire toute émotion. Inès souffre d’un bras, mais elle n’a pas accès à un médecin. Sa main est paralysée à cause d’une balle venue se loger dans son dos. « Elle est rentrée par-derrière et elle est sortie par là, devant », détaille l’adolescente en minant l’impact du projectile.
Assise au fond de la tente, une autre jeune fille reste immobile, enveloppée dans une longue robe noire qui lui couvre tout le corps. Le regard vide, la tête posée sur ses mains, elle ne prononce pas un mot. Zahra, la sœur aînée d’Inès, ne parle quasiment plus depuis la mort de ses deux frères et de sa mère lors de la bataille de Baghouz. Abandonnée dans ce camp-prison, sans soutien psychologique, elle est incapable de verbaliser cette blessure invisible qui la dévore lentement. Dans le camp, c’est une Ouzbèke qui prend soin des deux sœurs. Elle a déjà dix enfants. « Ces deux-là sont comme mes filles maintenant, elles sont gentilles », répète l’ex-membre de Daech. Inès, juste derrière elle, baisse la tête et chuchote : « C’est vrai, elle s’occupe mieux de nous que la précédente, une femme marocaine qui nous battait. »
En France, la famille d’Inès multiplie les démarches depuis des mois pour ramener les deux sœurs dans leur pays d’origine, de naissance. Leur mère les a arrachées à leur vie d’enfants en 2016. « À l’époque, j’étais en CM2. Elle nous a dit qu’on allait en vacances en Turquie, qu’on irait à la plage, raconte Inès. Moi je l’ai crue, mais au bout de quelques semaines on a traversé la frontière, et on s’est retrouvés à Raqqa, au milieu des bombardements. »
Dans une autre partie du camp, Souleyman, un petit Français de 6 ans, ne parle quasiment pas. Sa mère, ses frères et ses sœurs sont décé- dés. Il est le seul survivant de sa famille, avec son père, détenu, lui, par les Forces démocratiques syriennes (FDS) dans une prison du nord-est de la Syrie. Les autorités kurdes ont choisi de confier le garçon à une Tunisienne. Debout à l’entrée de sa tente, cette femme accepte de nous parler. On distingue à peine ses yeux, tout le reste de son corps est recouvert par un long voile noir, elle porte des gants. Avec un aplomb glaçant, elle assure que Souleyman est désormais son fils et enchaîne les mensonges sur l’histoire du petit garçon.
Souleyman aurait dû rentrer en France au début du mois de juillet. Il était sur la liste pour être rapatrié, mais celle qui s’est autodésignée comme sa mère de substitution a refusé de le remettre aux autorités françaises. Souleyman survit donc encore dans le camp de Roj, privé de sa véritable famille qui l’attend en région parisienne. Une famille qui a passé des nuits entières à le chercher avant de le retrouver il y a quelques mois.
CAMP-PRISON
En été, le soleil est brûlant dans cette zone du nord-est de la Syrie. Le camp de Roj a été construit dans une plaine sans aucunevégétation. Tout autour, des puits de pétrole crachent sans cesse une fumée noire. Après avoir passé le haut portail qui sert d’entrée, on traverse le camp en empruntant une longue allée. À droite comme à gauche s’étalent des tentes au milieu de la poussière et des déchets. Seuls les bâtiments construits pour abriter les toilettes et de petites cuisines offrent un peu d’ombre. Ce camp-prison s’agrandit progres- sivement depuis des années. Des personnes de 45 nationalités sont retenues désormais derrière les hauts grillages qui l’enserrent. Au total, selon l’administration kurde en charge du lieu, 681 familles viennent de l’étran- ger. Des femmes et des enfants originaires de Russie, du Maghreb, d’Asie mais aussi d’Europe. À l’image de ce qu’a été pendant près de cinq ans l’État islamique. « On leur donne de quoi vivre ici, mais on manque de soutien, déplore Rachid Afrin, l’un des responsables du camp. En ce moment, les températures sont très élevées dans les tentes. On aimerait distribuer des ventilateurs, mais aucune ONG n’a répondu à nos demandes. Pour l’aide alimentaire, c’est la même chose. Nous n’avons rien reçu depuis trois mois. La coalition internationale doit trouver une solu- tion pour que ce camp n’existe plus un jour. »
Selon Laurent Nuñez, l’ex-coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, il reste aujourd’hui une centaine de femmes et 250 enfants français sous les tentes de ce camp de Roj (3). Des enfants, pour la majorité d’entre eux, âgés de moins de 10 ans. Beaucoup ont passé plus de temps derrière les grillages de ce camp qu’au cœur de l’État islamique. Certains fré- quentent le matin l’école ouverte par Save the Children : des préfabriqués plantés au milieu des tentes. L’ONG a également installé une balançoire dans ce qui ressemble à une cour de récréation. La journée, ces fillettes et ces garçons français errent dans le camp et ils dessinent. Des maisons, des arbres, des superhéros comme Superman. Les plus âgés peuvent faire du vélo, de la trottinette… Des jouets achetés grâce à l’argent envoyé par leurs familles, le plus souvent. « Quelques femmes françaises reçoivent de l’argent. Cela leur permet de vivre un peu mieux, et ça allège notre charge, confie Rachid Afrin. Chaque pays doit ramener toutes ses femmes et ses enfants ! Ici, on a de plus en plus de problèmes parce que certains pays font un tri. Ensuite, ces femmes viennent nous voir pour savoir pourquoi ils n’ont pas pris tout le monde. »
RAPATRIEMENT INCERTAIN
Il est 6 heures du matin le lundi 4 juillet lorsque plusieurs voitures et mini-vans pénètrent dis- crètement dans le camp de Roj. Des représentants des autorités françaises descendent des véhicules encadrés par des hommes cagoulés. Le groupe se dirige vers le centre administratif du camp, un bâtiment de plusieurs étages. C’est là que 16 femmes et 35 enfants français sont amenés par les responsables kurdes des lieux. Tous figurent sur une liste établie en amont. En quelques minutes, les Françaises du camp comprennent qu’un rapatriement se prépare. « Je me suis précipitée pour aller voir si je pouvais monter dans l’un des vans avec mon fils, mais je n’étais pas sur cette fameuse liste », explique Manon, 28 ans. Elle a été arrêtée par les FDS en mars 2019. Manon a rejoint l’État islamique en 2014, elle assure avoir tenté à plusieurs reprises de s’échapper de l’organisation terroriste. « On est toutes conscientes qu’on va aller en prison pour plusieurs années, mais on demande notre rapatriement. Je veux être jugée par la France et ne pas rester ici, assure la Française. Les conditions de vie sont impos- sibles pour nos enfants dans les tentes. Je parle sans cesse de la France à mon fils. Je lui décris la mer, les montagnes… Mon fils sait qu’il est français, il n’est pas syrien, même s’il est né ici ! » Sous sa tente, Manon a pu ins- taller une télévision connectée à des chaînes françaises, grâce à l’argent envoyé par sa famille. « En ce moment, on regarde l’Euro féminin de football. On suit toutes les ren- contres. Mon fils me demande s’il pourra un jour jouer dans un club. » Le petit garçon nelâchepaslamaindesamère.Ila5ans.Il vient de sortir de l’école où il se rend quelques heures chaque semaine pour apprendre un peu d’anglais et quelques notions de calcul. « Tu sais, demain, je vais partir en France », lance une fillette française vêtue d’une robe à fleurs. « Ma maison est ici, j’habite là avec ma maman », poursuit l’enfant en désignant une tente blanche collée aux grillages du camp. Mais Yasmine, sa mère, qui demande à être rapatriée également depuis plusieurs mois, ne figurait pas sur la liste.
Les autorités françaises n’ont pas détaillé comment le choix de ces seize mères de famille a été réalisé. Certaines avaient déjà laissé partir leurs enfants sans elles, deux étaient malades. Mais, pour d’autres, il semble que la priorité a été donnée à des femmes soup- çonnées d’être liées à des attentats commis en France. De leur côté, les épouses des frères Clain, ceux qui revendiquent les attentats du 13 novembre 2015, sont toujours à Roj et refusent, comme d’autres profils très radica- lisés, d’être rapatriées.
En faisant revenir dans l’Hexagone ce premier groupe de femmes avec des enfants (lire page 7), l’Élysée semble avoir mis fin à sa politique dite du « cas par cas » appliquée depuis mars 2019. Mais aucune information ne filtre quant à la suite. Quel avenir pour celles qui restent derrière les grillages ? « Ils sont venus une première fois un lundi. Donc nous, maintenant, on se dit que le lundi, c’est “le jour du rapatriement”, se console Anne, une Française détenue à Roj. Chaque dimanche soir, on se prépare désormais. »