Enfants de jihadistes en Syrie : «Ils n’ont rien choisi et pourtant ils se retrouvent là, loin de leur pays, blessés et gravement malades»

Interview par  Luc Mathieu / Libération du 4 mars 2024

Les avocats Marie Dosé et Matthieu Bagard ont accompagné des représentants du Collectif des familles unies en Syrie auprès de femmes et d’enfants de jihadistes qui n’ont toujours pas été rapatriés par la France. Ils alertent sur leur situation qui se dégrade.

Au camp de Roj, dans lequel sont regroupées des familles de jihadistes, dans le nord-est de la Syrie, le 8 octobre 2023. (Delil Souleiman/AFP)

Malgré plusieurs condamnations, notamment par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, la France refuse de rapatrier les enfants et leurs mères qui sont toujours détenus dans les camps pour familles de jihadistes de l’Etat islamique du nord-est de la Syrie. Pour la première fois, l’avocate Marie Dosé et le coprésident de l’association Avocats sans frontières Matthieu Bagard se sont rendus avec des représentants du Collectif des familles unies dans celui de Roj et dans le centre d’Orkech, où sont détenus au moins quatre adolescents français. Selon nos informations, des agents de la DGSI ont interrogé ces quatre Français à deux reprises, dont la dernière fois en janvier 2023. Ils leur avaient alors assuré qu’ils seraient rapatriés.

Quelle est la situation humanitaire dans le camp de Roj ?

Marie Dosé : Il reste un peu plus d’une centaine d’enfants français et une quarantaine de mères. Le camp de Roj, c’est de la terre, de la poussière, et des tentes à perte de vue. Rien d’autre.

Matthieu Bagard : Et il n’y a plus d’électricité depuis plus d’un mois, à cause des bombardements turcs. La situation humanitaire est catastrophique.

Dans quel état les enfants sont-ils ? Demandent-ils à rentrer en France ?

M.D. : Les enfants ne nous ont pas quittés un seul instant, et il n’était pas sorcier de voir combien nous représentions pour eux une incroyable attraction, dans un quotidien vide d’absolument tout. Ils posent énormément de questions sur la France, sur leurs copains rapatriés, sur notre mode de vie. Ça a été très compliqué de les laisser…

M.B. : Ils étaient très joyeux, heureux de rencontrer enfin des Français. Leurs mères nous ont laissés discuter librement avec eux pendant des heures. En revanche, la plupart sont maigres et visiblement carencés. Certains ont besoin de soins, notamment dentaires, de toute urgence.

Y a-t-il encore des orphelins dans le camp ?

M.D. : A notre connaissance, un seul orphelin n’a pas été rapatrié. Sa grand-mère, qui vit elle aussi dans le camp, ne veut pas qu’il le soit.

Est-il vrai, comme l’affirme le gouvernement français, que les mères encore présentes refusent de rentrer en France ? Comment se justifient-elles ?

M.D. : Ce fut une de mes plus grosses surprises, lors de cette mission : l’accueil que nous ont réservé ces femmes. Nous ne les avons pas vues toutes, certes, mais nous avons échangé avec beaucoup d’entre elles. Je m’attendais à de la défiance, et même à de l’hostilité, or ce ne fut pas du tout le cas.

M.B. : Nous étions persuadés que leur refus d’être rapatriées avec leurs enfants était dicté par leur idéologie. En réalité, elles ont surtout peur de rentrer en France, et cela pour plusieurs raisons : la perspective d’être séparées de leurs enfants après toutes ces années passées à vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec eux, les peines d’emprisonnement évidemment très lourdes qui les attendent. Enfin, le fait que la prise en charge de leurs enfants se ferait en foyers ou en familles d’accueil, et non dans leurs propres familles. Ce sont tous ces facteurs qui, à différents degrés, les retiennent.

M.D. : Et lorsqu’on leur explique qu’il n’y a pas d’autre solution, elles l’entendent parfaitement mais ne parviennent pas vraiment à se faire une raison.

Vous avez rencontré quatre mineurs français détenus dans le centre pour adolescents d’Orkech. Comment sont-ils arrivés là ?

M.D. : Ce fut un choc immense que de les voir là, dans ce centre. Tous ont été emmenés en Syrie par leurs parents alors qu’ils avaient 10 ou 11 ans. Ils n’ont rien choisi ni voulu de cette situation, et pourtant les voilà qui se retrouvent là, loin de leur pays, de leurs familles, blessés et gravement malades.

M.B. : L’un est aveugle d’un œil et doit être opéré de toute urgence, deux ont des blessures au crâne impressionnantes, et un autre souffre d’une maladie rénale. Leurs muscles sont atrophiés et leurs blessures visibles à l’œil nu. Ils sont dans un état déplorable. La France ne peut les laisser plus longtemps là-bas.

M.D. : Tous les quatre demandent à être rapatriés au plus vite. La famille d’un de ces jeunes Français l’a d’ailleurs déjà été, mais sans lui. Pourquoi ? Pourquoi lui faire payer le choix de ses parents ? Ils nous ont suppliés de ne pas les abandonner.

M.B. : Les autorités françaises savent très bien où ils se trouvent, et dans quel état. Ce fut vraiment le moment le plus dur de notre mission.

Ont-ils des contacts avec leur famille ?

M.D. : L’un d’eux, gravement blessé, n’a plus aucune famille en Syrie : sa mère est morte dans le camp d’Al-Hol. Il a appris que sa sœur était rentrée en France, mais n’a aucune nouvelle d’elle depuis six ans.

M.B. : Celui dont la famille a été rapatriée ne sait plus rien d’elle non plus. Sa mère, actuellement incarcérée, ignorait même où il se trouvait. Ceux dont les familles se trouvent dans le camp Roj peuvent les appeler quatre ou cinq minutes tous les deux mois.

La France a été condamnée à de multiples reprises pour son refus de rapatrier les femmes et mineurs détenus en Syrie. Comment expliquez-vous qu’elle continue à se mettre hors la loi sur ce dossier ?

M.D. : Récemment encore, et pour la seconde fois, le Comité contre la torture des Nations unies a épinglé la France sur cette question. Il faut rappeler que tous, enfants et mères, devaient être rapatriés au début de l’année 2019, avant que le président de la République ne fasse machine arrière, au motif de la prétendue impopularité d’une telle décision. Depuis, les autorités n’en finissent plus de s’enliser, alors qu’il existe des solutions pour rapatrier tous les enfants et leurs mères, malgré les réticences de celles-ci.

M.B. : Avocats sans frontières France a transmis des observations au Comité des ministres du Conseil de l’Europe pour l’alerter sur l’attitude de la France, qui persiste à ne pas respecter l’arrêt de condamnation de la Cour européenne. En refusant de rapatrier ces enfants et leurs mères, notre pays viole ouvertement la Convention internationale des droits de l’enfant, la Convention contre la torture des Nations unies et la Convention européenne.

Que vous ont dit les autorités kurdes sur le non-rapatriement des ressortissants français ?

M.B. : Nous avons été reçus, avec les représentants du Collectif des familles unies, par le directeur des Affaires étrangères du Rojava. Il est très préoccupé par les récentes offensives turques, qui ont visé des infrastructures civiles, et nous a vivement confirmé sa volonté de voir les femmes et les enfants détenus dans les camps de Roj et Al-Hol rapatriés dans leurs pays respectifs. Et il continue bien entendu de déplorer et de nous alerter sur le manque de soutien de la communauté internationale.

M.D. : Les autorités kurdes et la direction du centre Orkesh nous ont également indiqué que des rapatriements pouvaient être organisés à partir de ce centre comme à partir du centre Houri. Nous avons très bien compris que la question des rapatriements était entre les seules mains de la France : c’est aux autorités françaises de les organiser et de les mettre en œuvre.