« En refusant de rapatrier ces enfants et leurs mères – détenus dans des prisons à ciel ouvert en Syrie – l’Etat français agit arbitrairement et dans la plus grande opacité »

TRIBUNE du journal «  LE MONDE » de Marie Dosé & Laurent Pettiti avocats à la Cour

Alors que la Cour européenne des droits de l’homme vient de contraindre la France à réexaminer les demandes de rapatriement de familles retenues dans des camps syriens, les avocats Marie Dosé et Laurent Pettiti pressent le gouvernement, dans une tribune au « Monde », à se mettre en conformité avec cette décision.

Publié le 26 septembre 2022 à 15h48  – Temps de Lecture 3 min. 

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LLe 14 septembre 2022, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France pour violation de l’article 3 § 2 du protocole additionnel n° 4 de la Convention qu’elle a ratifiée le 3 mai 1974. La Cour avait été saisie, il y a plus de trois ans, par les parents et grands-parents de deux femmes et trois enfants français retenus prisonniers dans les camps du Nord-Est syrien.

Des demandes de rapatriement avaient été transmises au Quai d’Orsay et à l’Elysée, mais jamais les autorités françaises n’avaient daigné y répondre. Leur silence, constituant un refus implicite, a été querellé devant les juridictions administratives internes qui toutes, sans surprise, déclinèrent leur compétence : ce refus de rapatrier les enfants et leurs mères constituait pour elles, en application d’une jurisprudence constante, un « acte de gouvernement »insusceptible de recours devant les juridictions internes.

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La Cour européenne a donc été saisie par les requérants sur le fondement de deux dispositions : l’article 3 de la Convention, qui interdit aux Etats membres de soumettre une personne relevant de leur juridiction à la torture ou à des peines ou des traitements inhumains ou dégradants, et l’article 3 § 2 du protocole additionnel n° 4, qui dispose que « nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’Etat dont il est le ressortissant ».

Il y a un lien juridictionnel suffisant

La Cour européenne a considéré, pour écarter la violation tirée de l’article 3, que la France n’exerçait pas un « contrôle effectif » sur le territoire du Nord-Est syrien, dans la mesure où ces femmes et ces enfants étaient prisonniers en zone de guerre sur un territoire autoproclamé autonome par les autorités kurdes, et au sein duquel la France n’avait évidemment aucune espèce de représentation diplomatique.

La Cour n’a donc pas considéré que ces femmes et ces enfants n’étaient pas soumis à des traitements inhumains ou dégradants, elle a seulement déclaré les requêtes irrecevables, estimant que la France n’exerçait pas de juridiction sur ces camps. En revanche, et sous l’angle de l’article 3 § 2, précité, du protocole n° 4, elle a considéré qu’il existait un lien juridictionnel suffisant entre ces enfants et leurs mères, d’une part, et la France, d’autre part, et ce, au vu des circonstances exceptionnelles de la cause.

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La Cour pointe notamment le fait que les demandes de rapatriement « ont été formulées sur le fondement des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, alors que la vie et l’intégrité physique [des femmes et des enfants concernés] étaient menacées de manière réelle et immédiate tant du point de vue des conditions de vie et de sécurité dans les camps, considérées comme incompatibles avec le respect de la dignité humaine ».

Une dénonciation du « fait du prince »

Sans consacrer un droit individuel à la protection diplomatique ni reconnaître un droit général au rapatriement, la Cour a, sur le fond, condamné la France par 14 voix contre 3 pour avoir arbitrairement refusé de rapatrier les filles et petits-enfants des requérants. En refusant de rapatrier ces enfants et leurs mères, l’Etat français a agi arbitrairement et dans la plus grande opacité, sans fournir aucune garantie ni explication.

Selon la Cour, l’examen de ces demandes de rapatriement aurait dû être contrôlé par une instance juridictionnelle ou une autorité indépendante, et prendre en considération le principe d’égalité entre les enfants et leur intérêt supérieur, leur vulnérabilité particulière et leurs besoins spécifiques. Ce faisant, la Cour consacre la supériorité des droits fondamentaux des individus sur l’intérêt politique des Etats membres susceptibles de les sacrifier.

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Nous dénonçons, depuis quatre ans, ce « fait du prince » qui consiste à rapatrier « au cas par cas » certains enfants et pas d’autres, à les trier discrétionnairement sans que nul ne connaisse les critères dudit tri. Depuis plus de quatre ans, nous adressons au Quai d’Orsay et à l’Elysée des dizaines de demandes de rapatriement, en insistant sur la maladie de tel enfant, la blessure de tel autre, le risque de mort auquel eux et leurs mères sont exposés : toutes ces demandes sont restées lettre morte.

Suivre l’exemple de l’Allemagne

A 42 reprises, nous avons demandé le rapatriement sanitaire d’une mère qui a agonisé trois années durant sous les yeux de sa petite fille entrée dans le camp lorsqu’elle avait à peine 3 ans. Cette femme est finalement morte en décembre 2021 devant sa fille désormais orpheline, et sans que jamais les autorités françaises ne daignent répondre à nos demandes de rapatriement sanitaire.

A l’été 2022 encore, en urgence, nous avons adressé plusieurs dizaines de demandes de rapatriement au Quai d’Orsay et à l’Elysée, tout en les alertant sur la pleurésie dont souffrait un enfant, les incendies des tentes qui se multipliaient, les violences morales auxquelles ces enfants non scolarisés et psychologiquement abandonnés étaient exposées. Toujours sans recevoir la moindre réponse. « La protection de l’enfance sera au cœur du prochain quinquennat », assurait Emmanuel Macron avant sa réélection. Que ce gouvernement commence donc par mettre fin à la détention d’enfants qui grandissent derrière des barbelés en zone de guerre depuis des années.

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Condamnée par le Comité des droits de l’enfant puis par la Cour européenne, la France doit désormais traduire ses assertions en actes et rapatrier au plus vite ces enfants et leurs mères, comme l’ont déjà fait l’Allemagne, la Belgique et tant d’autres pays. Il est temps que notre pays, celui des droits de l’homme, mette fin à l’inhumanité de l’arbitraire dans lequel il s’est fourvoyé, respecte enfin les droits fondamentaux de ses ressortissants et ses propres engagements internationaux.

Marie Dosé et Laurent Pettiti sont avocats à la Cour. 

Ils représentent des familles de femmes et d’enfants de djihadistes français détenus en Syrie.

Marie Dosé(avocate à la Cour) et  Laurent Pettiti(avocat à la Cour)