Mazloum Abdi, chef des Forces démocratiques syriennes, explique, dans un entretien au « Monde », comment les Kurdes composent avec Washington, Damas et Moscou pour contrer les plans turcs.
Par Hélène Sallon(Hassaké (Syrie), envoyée spéciale du « Monde ». Publié le 25 septembre 2022 à 11h15
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La menace agitée en mai par le président turc, Recep Tayyip Ergogan, d’une offensive sur les territoires du Nord-Est syrien administrés par les Forces démocratiques syriennes (FDS) ne s’est pas encore matérialisée. Elle n’en est pas moins « sérieuse », aux yeux du commandant Mazloum Abdi, le chef des FDS. « S’ils en ont l’occasion, les Turcs la mettront à exécution. Nous nous préparons à répliquer le cas échéant », assure le militaire kurde syrien de 55 ans, rencontré dans la région autonome, le 9 septembre.
Deux raisons expliquent ce délai. « La tentative d’Erdogan d’obtenir le feu vert, que ce soit des Américains ou des Russes, a pour le moment été infructueuse, confirme le commandant Abdi. Et les forces turques sont occupées avec l’opération lancée au Kurdistan irakien », en février, contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont le Parti de l’union démocratique, la principale composante des FDS, est la branche syrienne.
En juin, M. Erdogan avait précisé que l’offensive viserait Tall Rifaat et Manbij. « Elle visera aussi Kobané », le symbole de la résistance kurde face à l’organisation Etat islamique (EI), assure M. Abdi, originaire de cette ville. « Les Turcs veulent avoir une présence permanente en Syrie et annihiler l’existence kurde, explique-t-il. C’est le même scénario qu’à Afrine [en 2018] : pousser les Kurdes hors de cette région et modifier l’équilibre démographique. Ils ont déjà annoncé qu’ils implanteraient un million de réfugiés syriens. Ça ne peut se faire sans que les Kurdes soient assimilés ou quittent la région. »
Le commandant des FDS dit n’avoir reçu « aucune garantie » des Américains ou des Russes que l’offensive n’aurait pas lieu. En 2019, les Américains avaient autorisé l’offensive turque sur Ras Al-Aïn et Tall Abyad. « Ils en ont tiré les leçons.Si les Turcs attaquent, cela va avoir des répercussions sur l’existence même des Américains au sol et sur la lutte contre l’EI », poursuit-il. Des unités des FDS ont déjà été redéployées du camp de Al-Hol et de la région de Deir ez-Zor vers la frontière turque. « Notre combat contre la Turquie se joue au niveau du renseignement : on doit concentrer nos services de renseignement sur ce combat plutôt que sur la recherche des cellules de l’EI », explique Mazloum Abdi.
C’est une brèche ouverte pour le groupe djihadiste. « On a arrêté, il y a trois mois, une cellule de l’EI qui avait en projet d’attaquer le camp d’Al-Hol quand l’offensive turque serait lancée pour en libérer la population », assure le commandant des FDS. Il appelle les pays étrangers à rapatrier leurs ressortissants, dont la France. « Les pas sont très lents. Les délais sont du fait des Français, pas du nôtre », dit-il.
M. Abdi espérerait davantage des Américains qu’un soutien dans la lutte contre l’EI. Après le « traumatisme » de l’administration Trump, qui, par deux fois, a retiré ses troupes du Nord-Est syrien, et en dépit des assurances de l’administration Biden, il dit sa « déception ». « On voudrait qu’ils soient plus actifs à trouver une solution politique et qu’ils nous impliquent dans les discussions politiques sur l’avenir de la Syrie », souligne-t-il. Les FDS ne sont pas associées aux négociations entre le régime et l’opposition.
Mazloum Abdi appelle également à un soutien américain plus appuyé à l’Administration autonome du Nord-Est syrien. Il affirme que les exemptions de sanctions américaines qui leur ont été accordées, pour faciliter la reconstruction du Nord-Est syrien, n’ont pas encore été suivies d’effet. « Il y avait des promesses, mais nous n’avons rien vu dans les faits. On a besoin de stabilité pour reconstruire or, avec la menace turque, nous sommes en pleine instabilité », ajoute-t-il.
« Un pas prometteur »
Les rapports avec Moscou, allié du président Bachar Al-Assad, sont teintés de prudence. « Leurs priorités sont leurs intérêts, puis ceux du régime syrien et, en dernier lieu, les nôtres ! », reconnaît le commandant kurde. « s’ils le veulent », les Russes peuvent empêcher une attaque turque. Ils s’opposent, tout comme Damas, à l’occupation du Nord-Est syrien par la Turquie, et poussent à la fois pour un rapprochement entre Damas et Ankara, et entre le régime syrien et les FDS. « Nous avons permis aux forces du régime syrien d’accroître leur présence sur notre territoire, sous égide russe », dit-il. Dix mille soldats syriens sont déployés le long de la frontière avec la Turquie.
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« Si les Turcs attaquent, ils attaqueront de facto les soldats syriens. Ces derniers devront se battre ou se retirer or, les Russes ne veulent pas qu’ils se retirent », précise-t-il. Cet arrangement militaire avec Damas est « un pas prometteur pour l’avenir de nos négociations. En geste de bonne volonté, on fournit aussi aux zones du régime de l’essence, de l’eau et de l’électricité. » Les Russes peuvent jouer un « rôle-clé pour pousser le régime syrien à une solution politique, dans le cadre d’un dialogue intersyrien, et d’un dialogue avec l’Administration autonome du Nord-Est syrien. On espère qu’ils feront plus d’efforts pour amener Bachar Al-Assad à un compromis. »
Il ne fait aucun doute pour Mazloum Abdi que l’avenir des FDS a partie liée avec Damas, mais leurs positions respectives sont encore « très éloignées ». « Le régime syrien doit sortir de cette mentalité pré-2011 et faire des pas en notre direction. Nos demandes sont légitimes. Nous voulons, dans le cadre d’un Etat syrien unifié, conserver notre autonomie administrative et que nos forces armées conservent leur forme actuelle et leur spécificité, sans être hors du système de défense syrien », explicite le commandant kurde. Damas rejette ces deux exigences. « On continue de négocier », dit-il.
Le rapprochement entre Ankara et Damas, marqué par des échanges sécuritaires et une volonté affichée de rétablir des relations diplomatiques après dix ans d’antagonisme, constitue « une menace ». « Nous ne sommes pas inclus dans ces discussions or, les intentions turques vont toujours à notre encontre », précise le commandant Abdi. La Turquie veut renégocier l’accord d’Adana de 1998, qui l’autorisait à intervenir dans une bande de 5 kilomètres en Syrie, pour l’étendre à 30 kilomètres. « Ce serait un feu vert à une offensive contre nous, estime-t-il. La Turquie obtiendrait ce qu’elle veut, et le régime rien. Elle veut utiliser le régime contre nous tout en soutenant les Frères musulmans qui composent l’Armée syrienne libre, au niveau politique et militaire. Je ne pense pas que le régime se lancera dans cela. »
Hélène Sallon(Hassaké (Syrie), envoyée spéciale)