Des grands-parents d’enfants français retenus en Syrie portent plainte contre Jean-Yves Le Drian

Dix familles ont décidé de porter plainte pour « omission de porter secours » à des femmes de djihadistes et leurs enfants. Le sujet particulièrement sensible pour le gouvernement.

Par Allan Kaval journaliste du journal « Le Monde »

Les Lopez ont attendu tout l’été. « Nous pensions qu’ils allaient finalement les rapatrier, qu’ils ne les laisseraient pas sous la tente pendant les mois les plus chauds de l’année, dans ces conditions infâmes », se désole Mme Lopez dans le salon de leur appartement parisien. Leur belle-fille, qui a rejoint l’organisation Etat islamique (EI) avec son époux en 2015, est retenue depuis plus d’un an dans le camp de Roj, dans le nord-est de la Syrie, avec ses quatre fils âgés de 10 mois à 9 ans.

En juin, les Lopez, que Le Monde avait suivis dans leur périple, s’étaient rendus sur place dans l’espoir de les voir. Ils n’avaient pu obtenir qu’un moment volé de quelques secondes, quelques mots échangés et un baiser donné à travers le grillage métallique du camp, sous contrôle des forces kurdes. Ils estiment que les autorités françaises, avec lesquelles ces dernières sont en lien étroit, ont empêché la rencontre et sont responsables du calvaire de leurs petits-enfants.

Jeudi 12 septembre, ils ont décidé de déposer plainte pour « omission de porter secours » contre le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, devant la Cour de justice de la République (CJR), compétente pour juger les ministres.

« On a vu dans quelle situation ils se trouvent, ce n’est pas humain, le gouvernement français les laisse pourrir là-bas », dénonce M. Lopez, qui parvient à obtenir des nouvelles régulières de sa belle-fille. La veille, le couple a appris la mort d’un enfant tunisien, victime d’une crise d’asthme, que les soignants du camp n’ont pas pu traiter. La semaine précédente, un de leurs petits-fils a subi une grave crise de dysenterie soignée avec les moyens du bord et dont ils estiment qu’elle aurait pu le tuer. « Cette plainte, c’est un appel au secours pour les enfants et, surtout, une réponse à l’obstination du gouvernement de maintenir ces mineurs dans ce qui est maintenant un camp de prisonniers pour enfants », explique M. Lopez.

« On se heurte à un mur »

Depuis l’arrivée de leur belle-fille et de leurs petits-enfants au camp, les Lopez ont eu des contacts réguliers avec l’administration française, sans qu’on leur formule jamais avec clarté la position de Paris à l’égard de la situation des mineurs français retenus en Syrie et de leur mère. « On se heurte à un mur depuis un an et demi quand on s’adresse aux autorités. On ne comprend vraiment pas ce qu’ils veulent faire de ces enfants qui sont perdus au milieu de nulle part, sans éducation, sans soins suffisants, sans sécurité », explique Mme Lopez.

La procédure est portée par leur avocate, MMarie Dosé, et rejoint une plainte collective pour le même chef, déposée par neuf autres familles se trouvant dans des situations comparables en juillet et portée également par MMarie Dosé, à qui s’est associé MHenri Leclerc. Un autre avocat, MGérard Tcholakian, qui défend une autre famille, a, lui aussi, effectué la même démarche devant la CJR. Cette juridiction, compétente pour juger des membres du gouvernement pour des crimes et délits commis dans le cadre de leurs fonctions, doit maintenant étudier la recevabilité des plaintes.

« Notre raisonnement juridique est simple. Ces enfants et leurs mères sont en danger, le gouvernement le sait et pourrait techniquement les rapatrier, mais il ne fait rien et assume politiquement ce choix. L’omission de porter secours est caractérisée », explique MMarie Dosé.

De fait, les camps de Roj, où les petits-enfants des Lopez sont retenus, et d’Al-Hol, où les conditions de vie sont encore plus mauvaises et où de nombreux Français séjournent, constituent des environnements dangereux. Les maladies y prolifèrent et des incendies se déclarent régulièrement. Par ailleurs, l’EI, par ses idées ou ses réseaux clandestins, regagne du terrain dans les camps en profitant du désespoir ambiant.

« Avec cette plainte, on monte en puissance »

Des orphelins français avaient été rapatriés au printemps par la France, ce qui, pour les avocats, démontre la capacité technique des autorités à porter assistance aux autres mineurs et à leur mère retenus dans les camps syriens et leur volonté délibérée de ne pas le faire. En juillet, Mes Dosé et Tcholakian avaient déjà porté plainte contre X pour séquestration et détention arbitraire pour ses clientes françaises en Syrie et leur famille. La Cour européenne des droits de l’homme avait également été saisie en mai. En février, avec les avocats Martin Pradel et William Bourdon, MDosé avait déposé une plainte contre la France auprès du comité des droits de l’enfant de l’Organisation des nations unies (ONU).

« Avec cette plainte, on monte en puissance. Cela peut paraître disproportionné, la CJR, mais c’est la seule option qu’on ait », explique MTcholakian. Cette démarche intervient dans un contexte où les admonestations contre la politique de Paris à l’égard des mineurs français retenus en Syrie se multiplient aux niveaux national et international. En France, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a appelé en mai le gouvernement à faire cesser « les traitements inhumains et dégradants subis par les enfants français et leur mère ». Le mois suivant, c’est la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, qui a appelé les pays d’origine à organiser le rapatriement de leurs ressortissants détenus ou retenus en Syrie.

Contacté par Le Monde, l’avocat de Jean-Yves Le Drian, Me Jean-Pierre Mignard, n’a pas souhaité s’exprimer. Le ministère français des affaires étrangères, également contacté, n’a pas donné suite.

Cour de justice de la République : beaucoup de plaintes, peu de procès

Emmanuel Macron a promis de supprimer la Cour de justice de la République (CJR), mais tant que la réforme constitutionnelle qu’il appelle de ses vœux n’est pas votée, cette juridiction spéciale continue de fonctionner. Jean-Jacques Urvoas, ex-ministre de la justice, comparaîtra d’ailleurs devant cette juridiction le 24 septembre pour « violation du secret professionnel ». 

Créée en 1993 pour succéder à la Haute Cour de justice afin de juger les ministres pour les crimes ou les délits commis dans l’exercice de leur fonction, la CJR est composée de six sénateurs, six députés et trois magistrats de la Cour de cassation. Les plaintes devant la CJR ne sont pas rares (environ 1 500 plaintes depuis sa création), mais peu débouchent sur un procès (sept ministres jugés). Une commission des requêtes juge de la recevabilité de la plainte tandis que le procureur général de la Cour de cassation, aujourd’hui François Molins, décide ensuite de l’opportunité de saisir la CJR. Une commission d’instruction est alors chargée d’instruire l’affaire afin de qualifier les infractions et de décider du renvoi éventuel du ministre devant la Cour.

Par Allan Kaval journaliste du journal « Le Monde » publié 16 septembre 2019

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