Tribune du Collectif paru dans le journal « Libération » du 8 janvier 2020

Les autorités françaises entretiennent des camps de prisonniers pour enfants en Syrie

Nous venons de «fêter» le 20 novembre dernier la journée mondiale de l’enfance. Nous venons de «fêter» en France, en Europe, et dans le monde entier le trentième anniversaire de la Convention Internationale des Droits de l’enfant, que la France – comme tous les pays de l’Union Européenne – a ratifiée. A cette occasion, des responsables politiques, posant face caméra auprès de groupes d’enfants de tous âges, ont réaffirmé leur engagement sans faille en faveur des droits des enfants et de la protection de l’enfance. Le secrétaire d’Etat aux droits de l’enfant est intervenu publiquement à maintes reprises pour expliciter le sens de sa mission. Pendant ce temps, plusieurs centaines d’enfants européens dont près de trois cents enfants français sont prisonniers, avec leurs mères, dans les camps de Roj et de Al Hol, au nord-est de la Syrie. 

La France s’est engagée, comme tous les pays européens, à faire respecter le droit à la vie, à la survie et au développement de chacun de ses ressortissants mineurs mais refuse obstinément, depuis près de deux années, de rapatrier des enfants exposés au pire qui périssent en zone de guerre dans des camps insalubres. Est-ce à dire que ces enfants prisonniers, dont l’immense majorité a moins de six ans, sont exclus des principes universels que la France se vante de promouvoir ? A en juger par le silence assourdissant de nos responsables politiques sur le sort de ces enfants au cours des commémorations de ces dernières semaines, la réponse est oui. Non contente d’abandonner des enfants français dans les culs-de-basse-fosse d’un pays en guerre, la France fait le choix délibéré de les garder captifs dans des conditions épouvantables, sans protection, sans soins, sans éducation, sans identité, et sans avenir.

Le Collectif des Familles Unies regroupe plus d’une centaine de familles dont les petits-enfants, les nièces ou les neveux, croupissent dans ces camps de prisonniers en Syrie. Nous sommes en contact, régulièrement pour certains d’entre nous et de façon plus sporadique pour d’autres, avec ces enfants oubliés et leurs mères. Depuis des mois et parfois des années, nous recevons des photos, des appels, des cris de peur et de désespoir, des messages d’espoir aussi quand nous avons l’impression, quand ils ont l’impression, qu’une porte s’entrouvre sur une perspective de retour. Nous voyons nos petits-enfants, nos neveux et nos nièces, grandir et dépérir derrière des grilles et des barbelés. Des nourrissons et des enfants de moins de 5 ans n’ont pour seul horizon que la tente de fortune qu’ils partagent avec leur mère, de la boue et des cailloux. Les enfants de plus de six ans essayent d’apprendre à lire et à écrire avec les moyens du bord, tandis que les plus grands tentent de se souvenir de leur école et de leurs leçons apprises en France en se demandant ce qu’ils ont bien pu faire pour que leur propre pays refuse de les laisser rentrer chez eux. 

Nous connaissons leurs peurs, nous savons quand ils ont froid, quand ils ont faim et quand ils ont mal. Nous, les familles, les grands-parents, les tantes et les oncles, nous souffrons tous les jours dans notre chair de les savoir si démunis, si faibles et si vulnérables. Nous savons que ces enfants sont bien loin des caricatures monstrueuses que certains distillent dans l’opinion comme un venin, bien loin de ces «bombes à retardement biberonnées à la haine». Nos petits-enfants, nos nièces et nos neveux souffrent de traumatismes qui nécessitent une prise en charge médicale et psychologique. Certains d’entre eux ont survécu à de terribles scènes, mais chaque enfant est une histoire particulière : personne ne devrait pouvoir les réduire à un « portrait-robot » tronqué et fabriqué de toutes pièces. Esseulés au milieu d’un désert qui empeste le pétrole, ils veulent aller à l’école, avoir des jouets et s’amuser, comme tous les enfants du monde. Et comme tous les enfants du monde, parce qu’ils portent en eux une magnifique résilience, ils dessinent sous leurs tentes des champs verdoyants, des fleurs, et des soleils.

Que les politiciens qui refusent obstinément de sauver ces enfants osent enfin les regarder dans les yeux, et leur expliquent quel est leur crime, ce qu’ils ont fait pour mériter la prison et l’exil sans procès. Nous, nous n’avons plus les mots pour répondre à leurs questions et calmer leur impatience.

Le Défenseur des Droits, en mai 2019, après une enquête approfondie, a demandé aux autorités françaises de faire cesser les « traitements inhumains et dégradants » dont sont victimes les enfants français et leurs mères détenus dans les camps de Roj et de Al-Hol. Les Comités des Droits de l’enfant des Nations Unies et du Conseil de l’Europe, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, l’UNICEF et la Croix-Rouge, le Secrétaire Général des Nations Unies ont demandé à l’Europe et à la France, de rapatrier leurs ressortissants de Syrie, et tout particulièrement les enfants et leurs mères. Plus récemment, le Parlement Européen exhortait les gouvernements européens à organiser le rapatriement des enfants dans leur pays.

Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, déclarait en février 2018 que les enfants français détenus en Syrie allaient être rapatriés en France. Près de deux ans plus tard, seuls 17 enfants français dont 15 orphelins été rapatriés des camps syriens en mars et juin 2019. Depuis, plus rien : 300 enfants attendent d’être sauvés par un pays qui fait le choix de les transformer en « enfants fantômes ». Les seuls enfants qui sont revenus ces derniers mois en France ont été expulsés de Turquie, pays que leurs mères ont réussi à rejoindre en risquant leurs vies après l’évacuation du camp d’Aïn Issa.

Dans une tribune publiée le 3 novembre 2019, le pédopsychiatre Boris Cyrulnik et le président d’UNICEF rappelaient avec force que « s’il est vrai que tous les enfants exposés aux conflits armés ont vécu des traumatismes, il a été aussi prouvé qu’ils sont capables de résilience en dépit des privations et des violences extrêmes qu’ils ont subies, s’ils sont accompagnés et aidés. Il est essentiel de ne pas les séparer ni de les emmener loin de leur mère, et de maintenir le lien affectif qui a pu se construire. » En réponse à nos sollicitations régulières, la présidence de la République et les différents ministères concernés osent nous assurer qu’ils agissent « dans l’intérêt supérieur de l’enfant. » Mais l’intérêt supérieur d’un enfant n’est ni de survivre dans un camp de prisonniers en proie à des « traitements inhumains et dégradants » ni d’être séparé de sa mère. Serge Hefez, psychiatre traitant des mineurs de retour de Syrie, a à son tour rappelé qu’ils étaient «très avides de liens, de paix» et que « la plupart  (…) avait une résilience, une envie de vivre, une envie de reprendre une vie normale absolument extraordinaire.» Alors, arrêtons d’avoir peur, et arrêtons de faire peur : parce que ces enfants sont des victimes et parce qu’ils sont français, il faut les accueillir et réparer les traumatismes. C’est en les laissant là-bas que ceux qui survivront pourront nourrir une haine contre leur pays qui les aura abandonnés à leur triste sort et condamnés à la prison et à l’exil, alors qu’ils ne sont coupables de rien.

Evoquant les ressortissants français incarcérés en Syrie, Jean-Yves Le Drian déclarait récemment : «L’ensemble de ces groupes sont dans des lieux sécurisés en Syrie par les Forces Démocratiques Syriennes, et par des éléments américains, et nous y contribuons à notre manière, pour faire en sorte que ce soit complètement sécurisé sur la durée.» Notre ministre des Affaires étrangères assume donc complètement que des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants français soient détenus sans jugement, sans procédures engagées contre eux, sans avocat, sans droit de visite, et de manière indéfinie dans un no man’s land juridique. L’Europe démocratique avait condamné à l’époque et de façon unanime la création du bagne de Guantanamo parce que des hommes pouvaient y être détenus dans des conditions inhumaines, indéfiniment et sans procès. Aujourd’hui, l’Europe démocratique fait pire parce qu’à Guantanamo, il n’y avait pas d’enfants.

Les Forces Démocratiques Syriennes (kurdes) ont été le fer de lance de la défaite territoriale de Daesh à Raqqa et à Baghouz et des milliers d’hommes et de femmes ont perdu la vie dans ce combat. Trahis par leurs « alliés » à la suite de l’offensive turque, les Forces Démocratiques Syriennes sont désormais cantonnées par la Coalition, et singulièrement par la France et l’Europe, au rang de gardiens de ce gigantesque Guantanamo pour enfants. Les Kurdes, qui exhortent les pays concernés à prendre en charge leurs ressortissants majeurs et mineurs depuis des mois, ne sont que des «mandataires contraints» de la Coalition : nos enfants sont prisonniers d’un seul pays, la France, qui refuse leur retour. Et ce choix assumé par M. Le Drian en violation de notre Etat de droit, des conventions internationales et de nos valeurs les plus fondamentales, s’inscrit désormais « sur la durée », en toute inhumanité. 

Comment un pays démocratique comme la France peut-il maintenir des enfants innocents en prison? Nous sommes épuisées, nous, les familles, de devoir supporter l’inhumanité de notre propre pays face à la souffrance de nos enfants dont nous sommes, chaque jour, les témoins impuissants. Mais nous sommes aussi déterminées à nous battre jusqu’au bout pour les sauver. Nous ne demandons que l’application stricte de la loi et rien d’autre que le respect par la France de ses valeurs et principes fondamentaux. Ces enfants sont nos enfants, et nous ne les abandonnerons jamais.

Le 30 décembre 2019.

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