« L’ambition même du terrorisme est d’ébranler nos institutions, au premier rang desquelles la justice »

TRIBUNE  du « Monde » de Guillaume Martine & Robin Binsard,

Avocats de plusieurs familles de djihadistes français détenus dans les prisons syriennes depuis la chute de l’organisation Etat islamique, Robin Binsard et Guillaume Martine estiment, dans une tribune au « Monde », que ces hommes, et pas seulement les femmes et les enfants, doivent être rapatriés et jugés en France.

Publié mardi 13 septembre 2022 à 06h15, mis à jour à 07h36   

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Le 5 juillet, le ministère des affaires étrangères a annoncé le rapatriement de seize femmes et trente-cinq enfants des camps syriens vers la France. Pour les proches, c’est, bien sûr, un soulagement, certainement mêlé d’inquiétude, car s’ouvre désormais le temps d’une reconstruction incertaine pour ces jeunes, qui ont passé l’essentiel de leur existence dans des camps de réfugiés, et sans doute celui d’une réponse judiciaire pour les femmes concernées. Ainsi, le gouvernement français a décidé d’opérer un tournant – qui reste cependant à confirmer – de sa politique en la matière. Il semble désormais vouloir se conformer aux préconisations de nombres d’ONG et d’associations, largement relayées ces derniers mois en Europe, en particulier depuis la condamnation de la France par le Comité des droits de l’enfant des Nations unies, en date du 24 février. Il demeure pourtant un angle mort dans le débat public autour de la situation des ressortissants français retenus dans les camps syriens : celui du sort des hommes.

Bien sûr, la situation des enfants, âgés de 3 ou 4 ans, vivant depuis des années dans des conditions humanitaires déplorables en plein désert syrien, soulève légitimement les plus grandes inquiétudes et les plus fermes indignations. Naturellement, le sort de leurs mères, que l’on ne saurait séparer de leurs enfants, préoccupe à juste titre. Mais s’agissant de ces hommes, qui ont choisi de rejoindre la Syrie et le territoire contrôlé par l’organisation Etat islamique, et qui se sont retrouvés retranchés, pour certains contre leur gré, dans ses derniers bastions, un silence épais s’est installé, tant la dénonciation de la situation qui leur est faite est moralement moins aisée. Elle n’en est pas pour autant moins préoccupante.

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Au printemps 2019, après la chute du dernier bastion de l’organisation Etat islamique à Baghouz, la liste de ces quelques dizaines d’hommes de nationalité française qui furent faits prisonniers avait été dressée, et leur rapatriement en France, afin d’y être jugés, semblait se préparer. Puis, soudainement, le gouvernement français a changé de doctrine : ces hommes devaient finalement rester en Syrie, afin d’être jugés sur place, ou en Irak, pour les crimes qu’ils avaient commis dans la région. Et l’on se désintéressa ainsi aussitôt de leur sort, la conscience tranquille.

Pourtant, dès juin 2019, au terme de procès expéditifs, onze ressortissants français ont été condamnés à la peine de mort. Sous la pression de la France, cette peine n’a toujours pas été exécutée, et ces hommes se trouvent encore à ce jour dans le couloir de la mort. Hormis cette sinistre exception, aucun autre de ces hommes actuellement détenus dans les prisons syriennes n’a fait l’objet d’une procédure judiciaire. Plus de trois ans après la chute de l’organisation Etat islamique, la fable selon laquelle ces hommes seraient jugés sur place, dans le cadre d’un procès équitable, a fait long feu : entassés par dizaines dans la prison de Hassaké, sans accès à un juge ou à un avocat, ces hommes se retrouvent abandonnés par les autorités locales et le gouvernement français.

Pas la moindre information

Cet abandon s’accompagne de celui des familles de ces Français, au sujet desquels les autorités françaises refusent de communiquer la moindre information, y compris la simple confirmation de ce qu’ils sont en vie ou supposés décédés. Les familles d’une dizaine de ces hommes ont d’ailleurs été contraintes de saisir de cette affaire le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires de l’ONU, qui les a reçues en janvier et s’est montré très attentif à la situation.

La situation de ces hommes ne peut être tue plus longtemps, les autorités françaises ne peuvent persister à détourner le regard. Les conditions de détention de ces hommes, en dehors de tout cadre légal, contraires aux conventions de Genève, interdisent de se satisfaire d’un quelconque statu quo. Ces Français doivent pouvoir être jugés, dans le cadre d’une procédure garantissant les droits de la défense. Leur détention doit connaître un cadre légal et ne peut prospérer sans la légitimité d’un jugement, et sans le contrôle des autorités judiciaires. Les trois dernières années ont démontré que tout cela ne pouvait passer que par un rapatriement de chacun de ces hommes. C’est d’ailleurs ce qu’a exigé la Commission nationale consultative des droits de l’homme, en décembre 2020, et encore dans un avis de son assemblée plénière en février 2022.

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Admettre l’inverse reviendrait, d’une part, à confier le sort de ressortissants français à des tribunaux étrangers, dont l’expérience de juin 2019 a démontré qu’ils ne garantissaient le respect d’aucune règle de droit et s’apparentaient à de véritables pelotons d’exécution, et, d’autre part, à admettre que nos droits fondamentaux perdent leur valeur universelle en ne s’appliquant plus aux ennemis désignés de l’Etat.

C’est ici le plus grave écueil : nous devons demeurer les défenseurs des droits de l’homme, dont la dénomination même commande leur application au bénéfice des justiciables à travers le monde. Rien, même les crimes les plus abjects, fût-ce l’adhésion à une organisation terroriste, ne doit conduire au recul de l’Etat de droit. Les mots de René Cassin résonnent : « Il n’y aura pas de paix sur cette planète tant que les droits de l’homme seront violés en quelque partie du monde que ce soit. » C’est l’universalisme qui donne tout leur sens aux libertés fondamentales : au lendemain de la guerre, la France s’est honorée en jugeant elle-même ses traîtres et en n’en laissant point la charge à des pays tiers. Sans doute, l’ambition même du terrorisme est d’ébranler nos institutions, au premier rang desquelles la justice, c’est la raison pour laquelle il est nécessaire qu’elle soit appliquée et que des jugements soient rendus, au nom du peuple français, y compris pour ces hommes-là.

Robin Binsard est avocat au barreau de Paris, tout comme son confrère Guillaume Martine.